samedi 26 janvier 2008

International - "Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais", Jean Hatzfeld

Entre le 6 avril et le 4 juillet 1994, une guerre civile s’est transformée en un génocide ethnique d’une violence et d’une cruauté sans pareilles. En effet, en trois mois, l’ONU estime que 800 000 Rwandais, en particulier Tutsis, ont trouvé la mort. D’une durée de 100 jours, ce fut le génocide le plus rapide et « efficace » (en terme de morts par jour) de l’histoire.
Lorsque débutent les massacre au printemps 1994, Jean Hatzfeld, reporter pour Libération, les découvre à la télévision, pendant qu’il couvre la coupe de monde de football aux Etats-Unis. Comme beaucoup, il est choqué du peu de place qu’accordent les medias au génocide lui-même, mais surtout aux rescapés.
En 1997, il se rend au Rwanda, accompagné du photographe Raymond Depardon. Hatzfeld est bien décidé à entendre les témoignages des survivants Tutsis de la commune de Nyamata et des alentours. Là-bas, environ 50 000 Tutsis sur un total de 59 000 ont été massacrés à la machette, dans les églises, dans les villages, mais surtout dans les marais, où ils essayaient désespérément d’échapper aux miliciens Hutus.
Hatzfeld écrit lui-même que, pendant de nombreuses années, « les rescapés des collines de Nyamata, comme ailleurs, ont gardé le silence, aussi énigmatique que le silence des rescapés au lendemain de l’ouverture des camps de concentration nazis. » Lorsqu’on lit Primo Lévi, il est impossible de rester de marbre devant les descriptions qu’il fait des camps, de la réalité du génocide juif, de l’atrocité des chambres à gaz, et des conditions de vie des prisonniers. Lorsqu’on lit les témoignages que Jean Hatzfeld a recueilli, on est tout simplement abasourdi.
Quatorze témoignages sont regroupés. Mais qu’il s’agisse de Cassius Niyonsaba, 12 ans, jeune berger, d’Edith Uwanyiligira, 34 ans, économe scolaire, ou d’Innocent Rwililiza, 38 ans, enseignant, on retrouve les mêmes souvenirs. Ce sont les mêmes récits des fuites dans les marais, des journées passées dans la boue, à côtoyer la mort, à vivre avec les maladies et les blessures. Tous ces Tutsis racontent comment ils ont du vivre comme des animaux, camouflés sous les arbres et les buissons ;ils décrivent sans ciller comment ils ont vu leurs amis, leurs conjoints, leurs parents ou leurs enfants se faire massacrer sous leurs yeux.
C’est un sentiment très étrange, que l’on n’est pas habitué à ressentir, et qui nous saute à la gorge au fur et à mesure qu’on avance dans les témoignages. Jeannette Ayinkamiye, 17 ans, raconte avec courage, sans pleurer, à Jean Hatzfeld, comment elle a vu sa mère mourir, dans les marais de Nyamata : « Un jour, les interahamwe ( les tueurs Hutus ) ont déniché maman sous les papyrus. Elle s’est levée et leur a proposé de l’argent pour être tuée d’un seul coup de machette. Ils l’ont déshabillée pour prendre l’argent noué à son pagne. Ils lui ont coupé d’abord les deux bras, et ensuite les deux jambes. »
Malgré les horreurs vécues, les Tutsis interrogés ne se plaignent jamais. Plus encore, ils racontent leurs histoires avec un ton si léger, une langue si fluide, et un tel art de la litote et de la métaphore, qu’il arrive qu’on en oublie la laideur de ce dont ils parlent. C’est en même temps terriblement beau et incroyablement cruel. Presque de la poésie.
« Je crois que jamais les Blancs, ni même les Noirs des pays avoisinants,
ne vont croire ce qui s’est passé chez nous. » Jean Hatzveld

Certains récits peuvent sembler répétitifs, mais on se rend encore plus compte du traumatisme psychologique, de la douleur, et surtout de l’incompréhension que les Tutsis ressentent. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’ils soient vieux ou jeunes, comme le petit Janvier Munyaneza, 14 ans, ils ne comprennent pas. « Si j’essaie de trouver une réponse à ces hécatombes, si j’essaie de savoir pourquoi nous devions être coupés, mon esprit s’en trouve malmené ; et j’hésite sur tout ce qui m’entoure. Je ne saisirai jamais la pensée des cohabitants Hutus. »
En lisant ce livre, on porte un nouveau regard sur nos pays, nos riches pays occidentaux. Parce qu’ils craignaient d'imposer trop d’obligations à respecter, les auteurs de la Convention pour la prévention et la répression des crimes de génocide de 1948 ont décidé qu'il valait mieux inscrire dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme des questions plus vastes portant sur la survie des minorités, comme la protection de la langue et de la culture. Ils ont décidé d'exclure ce qu'on appelait alors " le génocide culturel ". Où place-t-on là dedans le génocide rwandais ? Comment a-t-on pu laisser une telle atrocité avoir lieu ? Le livre de Jean Hatzfeld a pour but que l’on reconnaisse, et que l’on n’oublie pas les rescapés et les morts de la colline de Nyamata et des marais du Rwanda. Ce livre aussi poétique que choquant est là pour que nous tentions, humains que nous sommes, d’éviter dorénavant à tout prix des événements comparables à celui-ci. Malgré tout, certains survivants disent que, même s’ils en parlent régulièrement entre eux, il ne faut pas trop penser au génocide, « Parce que si on s’attarde trop sur la peur du génocide, on perd l’espoir. On perd ce qu’on a réussi à sauver de la vie. On risque d’être contaminé par une autre folie. […] ce n’est plus de l’humain. »
Jean Hatzfeld est journaliste et écrivain. Il a séjourné plusieurs mois au Rwanda depuis 1994, afin de recueillir divers témoignages pour écrire ses trois livres sur le génocide rwandais : « Dans le nu de la vie » (2000), « Une saison de machettes » (2003) et « La Stratégie des antilopes » (2007). A sa sortie, en 2000, « Dans le nu de la vie » a reçu le Prix France Culture.



LAURA KUGEL

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