Entretien avec Pierre Moscovici
NOUS : Dans son discours de politique générale, en 1988, Michel Rocard en appelait à la réconciliation du rêve et du pragmatisme. Aujourd'hui, le problème est au cœur de la refondation du PS, et ne semble pas avoir évolué en 20 ans. Pourquoi ?
LUI : Depuis 1983, le PS vit dans une forme de fiction. Après l'échec – malgré
quelques grandes réformes – des premières années du premier septennat de
François Mitterrand est arrivé le tournant de la rigueur. Cela exigeait des
socialistes une conversion consciente et méthodique à l'économie de marché, à
des politiques concrètes et réalistes. Cet effort n'a pas été fait. Nous vivons
donc depuis dans un entre-deux qui déchire le parti, entre les nostalgiques et
les pragmatiques. Durant ces vingt dernières années, le PS n'a pas su se poser
idéologiquement, et se définit comme une force d'opposition puissante, sans
avoir de repères intellectuels suffisamment forts. En plus le dernier septennat
de François Mitterrand a été catastrophique pour les socialistes car il a mené
au déchirement et à la division.
La situation actuelle n'est-elle pas comparable à tous points de vue ?
On est dans un cas de figure comparable, mais pas pire. Après les législativesVous dîtes qu'il est nécessaire de s'adapter à l'économie de marché. Pourquoi le social pragmatisme ne s'impose-t-il donc pas à tous les niveaux du parti ?
de 1993, le PS était quasiment rayé de la carte électorale. Aujourd'hui il
détient des villes, des départements, la quasi-totalité des régions, et a fait
47 % à l'élection présidentielle. En même temps le déclin s'est poursuivi, c'est
clair, et la créativité n'a pas été au rendez-vous. Donc je dirais que le parti
est plus fort électoralement, et moins fort politiquement. Ce qui m'amène à ce
sursaut : soit il se réinvente, soit il peut finir comme la SFIO, dans une lente
agonie qui peut prendre très longtemps.
Nous ne sommes pas des libéraux, il faut garder un idéal. Mais il faut prendreEst-ce que, via ce compromis avec l'économie de marché, le clivage gauche droite est voué à se limiter, comme aux Etats-Unis, à des thématiques sociales et sociétales ?
le capitalisme comme le cadre dans lequel nous déployons nos idées, avec nos
capacités à réguler, ou à promouvoir l'égalité réelle par exemple.
Non, parce qu'en France le rapport à l'économie de marché n'est pas le même
quand on est à droite ou à gauche. Prenons un exemple : cet été Nicolas Sarkozy
a fait passer un paquet fiscal, comme si le problème majeur était les impôts. Ce
faisant, il a dépensé 15 milliards d'Euros et se trouve dans la situation
actuelle.Une politique de gauche aurait constitué, dans un esprit Keynésien, à
relancer l'investissement et à financer l'innovation. Il faut donc un socialisme
de production qui aide les entreprises à préparer l'avenir. Un socialisme qui
promeuve l'égalité réelle, qui passe d'abord par l'éducation. Il faut aussi
permettre la justice sociale, et ne pas oublier nos convictions redistributives.
En 1917, le rêve était égalitariste. Quel est aujourd'hui le nouvel idéal du PS, commun à tous ses militants ?
Vous me parlez de l'idéal communiste, qui est dépassé. Le socialisme
démocratique s'y est toujours opposé. Ma référence serait plutôt le discours de
Léon Blum au congrès de Tours, en 1920, dans lequel il voyait dans le communisme
une dérive autoritaire. Par ailleurs le système économique communiste a échoué
et n'a jamais été compétitif.
Je pense que les idéaux socialistes, eux, ne
sont pas périmés : la justice sociale, la laïcité, l'action par l'éducation ne
sont pas des notions obsolètes. Il faut les remettre au goût du jour dans une
économie mondialisée, c'est plus un problème de réactualisation.
Donc plus que le fond des idées, c'est leur application qui divise le PS.
Non, il y a énormément de différences. Entre ceux qui sont des révolutionnaires
nostalgiques, les réformistes, ceux qui sont des néo-protectionnistes, ceux qui
acceptent la réalité du libre-échange. Il y a ceux qui se sentent proches de
l'alter mondialisme, en critiquant les institutions internationales, et ceux qui
veulent les réformer davantage. Et puis bien sûr, il ya des différences sur
l'Europe. Le parti est donc aujourd'hui face à un problème de cohésion majeur.Il
faut de la clarté, des majorités claires pour sortir du flou actuel.
Vous avez été ministre des Affaires européennes. En admettant qu'on arrive à construire une UE institutionnellement stable, quel poids aura-t-elle sur la diplomatie mondiale ?
Il y a d'abord un préalable : reconstruire l'UE. À cet égard, le traité
modificatif offre la boîte à outils dont l'Europe à besoin mais ne suffit pas à
la relancer. Il nous faut un véritable projet politique qui n'est,
malheureusement, sûrement pas pour tout de suite. Mais faisons cette hypothèse.
L'Europe aura demain deux visages : un président de l'Union élu pour deux ans et
demi, et un Haut Représentant aux affaires étrangères. Alors ça changera car
nous aurons un visage, mais pas une politique. Celle-ci passe par la définition
d'une doctrine. Certes, au niveau diplomatique, chaque État gardera sa liberté,
ce qui n'est pas forcément nuisible, dans un cas comme la guerre d'Irak.
Néanmoins ce Haut Représentant devrait être un formateur de consensus utile.
Nous allons donc progresser vers une Europe qui parle d'une seule voix.
Lors des élections en Russie, par exemple, Angela Merkel s'est insurgée de leur déroulement, mais Nicolas Sarkozy a félicité Vladimir Poutine pour son succès. Aura-t-on, un jour, une Europe univoque ?
Non, cela se produira toujours. L'Europe s'exprimera, mais n'empêchera pas à
chaque État de le faire. Mais c'est vrai qu'il faut réduire ces divergences. Je
suis pour une Europe puissante, au budget conséquent, avec des frontières
définies, des droits sociaux communs, et une réelle force culturelle.
Vous avez parlé d'une diplomatie française « de complaisance ». Le colonel Kadhafi est de passage en France ; alors quelle est la limite entre les échanges commerciaux indispensables et le message universel des droits de l'homme promu par la France ?
Je suis un réaliste, et je sais que les intérêts industriels sont importants.
S'agissant de Kadhafi, il a été un terroriste actif dans les années 1990. Mais
il a pris un certain nombre d'engagements, dont la non-prolifération nucléaire.
Donc je considère légitime de dialoguer avec lui, même de commercer avec lui. En
revanche sa réception à paris est une claque pour la démocratie et les droits de
l'homme. J'ai en tête les tortures infligées aux infirmières bulgares et au
médecin d'origine palestinienne, ou son engagement contre le terrorisme à
géométrie variable. Plus qu'une erreur, sa visite est un véritable faute.
Sarkozy avait promis la rupture, et fait du Chiraquisme, en pire…
J'attendrais de lui un réel engagement pour réhabiliter la dignité de la
population libyenne, mais il n'en sera rien.
"Je pense que les idéaux socialistes, eux, ne sont pas
périmés : la justice sociale, la laïcité, l'action par l'éducation ne sont pas
des notions obsolètes" Pierre Moscovici
- Avez-vous cru à la victoire de Ségolène Royal ?
Je l'ai espérée, je l'ai soutenue, mais j'ai vite compris que ça serait
difficile.
Oui- Est-ce que vous imaginez votre futur en vous rasant le matin ?
Oui
- Est-ce que vous êtes un homme libre ?
Oui
- Suffisamment libre pour interroger Cécilia Sarkozy ?
Non. Mais ça ne dépend pas de moi
- Est-ce que vous avez reçu le bouquin de Ségolène Royal ?
(hésitations) Non
- Vous l'avez lu ?
Non. Je le lirais quand je le recevrai…(rires)
- Est-ce que le PS doit « travailler plus pour gagner plus » ?
Oui
- Premier secrétaire en 2008 ?
Oui
- Elle était bien, cette interview ?
Parfaite.
Entretien réalisé par Louis Amar et Thomas Mogharaei.
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