samedi 12 janvier 2008

International - L’épée sur les têtes.

La colline est le dernier roman paru avant la chute du régime de Saddam Hussein, le 9 avril 2003. Son auteur, Souhel Sami Nader, un brillant critique d’art en Irak, l’avait donné pour impression au mois de février, après dix ans de re-écriture. Le roman a paru quelques jours avant le déclenchement de la guerre, le 20 mars. Au moment de sa parution, Bagdad et les autres villes d’Irak étaient préoccupées par autre chose que la littérature. Les enjeux étaient, pour le plus infime consolider les fortifications vers le plus important, vivre le dernier jour d’une existence qui semblait pour tous les irakiens devoir prendre fin sous les violents bombardements américains.


Personne n’a lu le roman, exceptés un ami de l’écrivain et sa femme, qui l’avaient analysé, chapitre après chapitre, en retouchant ici et là , afin d’éviter l’œil de la censure. Ceci s’est déroulé pendant dix ans, le temps de l’écriture et de la re-écriture de ce roman. Au moment de sa parution le livre est passé inaperçu auprès des amis, des lecteurs ou des critiques . Tout le monde vivait alors dans l’angoisse et dans l’attente d’une guerre qui s’annonçait dans les heures à venir. En somme, ce fut le roman de la mauvaise heure par excellence.



Lorsque je suis retourné à Bagdad, aprés vingt sept ans d’absence, j’ai rencontré Souhel Sami Nader, qui avait beaucoup vieilli, il avait alors soixante trois ans. Dans une galerie, sur un gazon arrosé et protégé du soleil de juin par les branches d’un palmier, Souhel me donna un exemplaire de son roman, en y inscrivant une dédicace amicale mais neutre. En vérité nous ne nous connaissions plus depuis notre séparation en 1976. Nous ne nous sommes jamais écrit, et nous ne nous étions jamais revus. Je ne savais pas que lui, le critique d’art le plus brillant des années soixante dix, possédait un potentiel romanesque. Je pris son livre et le feuilletai avec attention et beaucoup de politesse. Il était mal imprimé. La qualité du papier était médiocre, la couverture rouge et noire qui ne signifiait rien lui donnait une valeur de demi-livre et de demi-manuscrit, venu d’une autre époque. De toute façon rien en ce livre m’encourageait à le lire, moi qui m’étais désormais habitué à l’élégance des livres européens, et même aux livres en arabe imprimés à Beyrout et au Caire.

"Tout le monde vivait alors dans l’angoisse et dans l’attente d’une guerre qui
s’annonçait dans les heures à venir. En somme, ce fut le roman de la mauvaise
heure par excellence."


Durant cet après midi, Souhel Sami Nader me raconta en quelques heures la deuxième moitié de sa vie que je ne connaissais pas, relatée de façon allégorique dans son roman. Le critique d’art s’était métamorphosé de force et sous la menace, en rédacteur d’articles traitant de la valeur picturale des tableaux à l’effigie du tyran, exécutés par des artistes, eux aussi contraints. “ Quand j’écrivais, je m’insultais à voix haute en même temps. Ma femme m’entendait. Parfois ma fille se réveillait à cause de mes cris de protestation. Mes crises de nerfs accompagnaient chaque article. Je ne pouvais protester que devant ma femme. “ m’a-t-il dit. “ Je devais rédiger des conneries parlant de la beauté de la guerre sur le front iranien, et cela durant huit ans. Combien de fois ai-je tiré la langue tout en postillonnant, comme si je répondais au même moment à ces textes minables. Tu ne peux pas mépriser tes propres écrits plus que cela. ”



L’apparence de Souhel que j’avais connu trente ans auparavant avait beaucoup changé. Il était devenu presque un vieillard, presque sans élégance, atteint de spasmophilie, il oubliait sans arrêt ses petites affaires. Il n’était plus le petit bourgeois d’autrefois, le gauchiste qui était fier d’avoir un père musulman de Bassorah, l’un des fondateurs du parti communiste, au milieu des années trente. Sa mère était juive, une communiste aussi avait été emprisonnée plus d’une fois. Cela remontait à des années lointaines, lorsque le ” confort “ des prisonniers politiques leur permettait de faire des grèves de la faim pour obtenir l’agrandissement de la bibliothèque de la prison ! Après cela, j’ai rencontré Souhel plusieurs fois à Bagdad, et le sujet de notre re-amitié est devenu son roman. Nous faisions connaissance à nouveau à travers “ la colline ”. Il tenta une fois de me raconter l’histoire de son roman, mais je refusai. Il me dit, avec son regard de chien battu : “ Tu dois le lire un jour, c’est un roman pour le futur, presque un testament. Tu sais, après ce qui s’est passé, je suis devenu insomniaque et j’ai décidé d’écrire mon testament pour les amis qui allaient revenir de l’exil. J’avais peur de mourir et que les amis trouvent après moi ces articles rédigés pendant la guerre. Ce roman , c’est mon histoire, et je pensais que les amis allaient le redécouvrir des années après ma mort. Mais les américains ont modifié tous mes plans, ils sont venus plus tôt que prévu. Et voilà mes amis peuvent lire un roman testament de mon vivant ”. J’ai quitté Bagdad sans voir mon ami rire une seule fois.



En France, j’ai lu “ la colline ”, après avoir dissimulé la couverture médiocre sous la jaquette d’un autre livre, comme cela se produit avec le manuscrit en question dans le roman lui-même.

“ La colline “ commence par ce paragraphe : ” Laïla a foncé brusquement vers ma chambre à coucher. J’étais accroupi sur mon lit et plein de photos de mes fouilles étaient éparpillées autour de moi. La lumière de la chambre était rouge sang. Je hurlai de peur, et je tombai à la renverse. Lorsque Laïla me vit par terre elle me demanda avec étonnement : “ Mais qu’est-ce que tu fais ? ”



Le roman dans son ensemble narre l’histoire d’une fouille archéologique, quelque part en Irak. Une équipe d’archéologues a comme mission de trouver certains indices qui remontent à l’époque abbasside. Au lieu de trouver ces indices, l’un des archéologues, par ailleurs le narrateur, découvre un manuscrit caché soigneusement au creux d’un mur. Le manuscrit porte une couverture de cuir qui dissimule le titre originel. Il s’agit du livre célèbre de l’écrivain irakien du dixième siècle connu sous le nom d’Al Jahed, et le manuscrit est le fameux Al Bayyan Wa Al tabiin. Mais le contenu du manuscrit se révèle différent du texte connu à nos jours. En fait le document trouvé raconte l’horreur qu’un écrivain a subi durant cette époque. La phrase “ l’épée sur les têtes ” revient régulièrement dans chaque chapitre, l’auteur ou le scribe a ajouté de nombreuses annotations dans les marges, ici et là, adressées à un lecteur du futur, telle “ le livre se lit dans tout lieu et dans tout temps, tandis que les paroles meurent dans le creux de l’oreille “ . Et à la fin du livre, l’auteur exprime un ultime souhait: ” Nous serons heureux si vous découvrez un jour ce livre, prêtez-le à vos amis, et discutez sur les propos étranges et macabres qu’il renferme. ”



Le manuscrit devient un problème au sein de l’équipe d’archéologues. Personne n’ose interpréter les dires de cet écrivain du moyen âge. La découverte devient un châtiment, et chacun essaie de se tirer d’affaire devant le chef d’expédition. Enfin tous les membres de l’équipe décident d’enterrer ce manuscrit, prétextant qu’il est alors inutile de le lire. Le narrateur archéologue confesse que ce texte est arrivé avec mille ans de retard. Puis la mort et la solitude dispersent l’équipe d’archéologues, et la vie du narrateur retourne au quotidien.
Lorsque je terminai le roman, je pensai à l’effort perdu, peut-être, de mon ami le romancier irakien Souhel Sami Nader, qui avait re-écrit son livre pendant dix ans, afin d’éviter la mort et le sévère châtiment de la censure, faisant de sa femme et de son ami, les vrais censeurs. Le roman est parvenu aux lecteurs mille ans avant ce que prévoyait le narrateur. Et en tant que lecteur je le prêterai à beaucoup d’amis pour qu’ils sachent comment l’épée était sur les têtes des écrivains en Irak, durant un quart de siècle.










JABBAR YASSIN HUSSEIN (ancien journaliste pour Le Monde)

1 commentaires:

Anonyme a dit…

People should read this.